La beauté de la nonviolence et le service de la réconciliation

Matthieu 5, 3 – 11 (heureux les nonviolents); 2 Corinthiens 5, 18 – 20 (le ministère de réconciliation)

Lors d’une visite de travail en Serbie en 2002 j’ai raconté à une collègue très engagée dans le travail de la paix que j’allais entamer mon travail au sein de la Décennie vaincre la violence auprès du Conseil œcuménique des Eglises. Elle me dit alors: « Par quel moyen veux-tu vaincre la violence?» Je lui ai renvoyé la question en disant: « C’est toi qui vas me dire comment, tu as de l’expérience pratique dans le terrain.» Elle réfléchit en silence un instant et dit: “Par la beauté”.

Cette parole m’a beaucoup touché et je l’ai beaucoup méditée depuis. Mise à part la réalité institutionnelle qui trop souvent bafoue la beauté et la vérité, je me suis rendu compte que surmonter la violence demande plus que des appels, plus que la mise en place d’une théologie cohérente de la nonviolence, et plus que de simples techniques. Construire une culture de la paix et de la nonviolence, c’est beau, mais cela tient à quoi exactement?

Je suis arrivé à la conviction que nous avons besoin de changer de paradigme. Le contraire de la violence ce n’est pas la paix, mais c’est la force de la vérité et la tendresse.

La sagesse du monde veut que pour obtenir ou défendre quoi que ce soit, il faut recourir à la force, qu’elle soit rhétorique, psychologique ou physique. Cela paraît fonctionner à première vue. Mais pensez une seconde combien longtemps ceux qui ont conquis par la force le moindre bout de terrain ont pu le garder et où ils en sont aujourd’hui. Sans parler de ceux qui ont tout perdu dans le processus, y compris leur vie. Il n’y a pas de beauté mais plein de mensonges dans tout cela. Cependant, la foi dans l’efficacité de ce jeu destructif est forte et nous rend malades.

Il n’est pas bien difficile de s’imaginer la beauté en lien avec la tendresse. Où il y a beauté, la tendresse se manifeste en nous. Où il y a tendresse, nous apercevons une beauté qui nous touche profondément. Et c’est bien la beauté qui nous conduit à la tendresse. La beauté est présente dans notre monde, en chaque être humain, en toi et en moi, dans les relations humaines – et dans la nature. Mais ni la tendresse ni la beauté sont synonymes de médiocrité et d’absence de force, bien au contraire. Et elles dépassent de loin la notion de l’humilité.

Jésus nous indique le chemin qui conduit à la plénitude dans la paix. C’est le chemin de la force de la vérité motivée par l’amour. Cela exige aussi le courage de voir et dire la vérité. Matthieu dans son récit du sermon de la montagne utilise le mot grec praus’. La traduction œcuménique le rend par le mot “douceur”. Les anciennes traductions souvent utilisent le mot “humilité”, mais d’autres passages bibliques montrent que ce n’est pas précis. Et surtout ça ne correspond pas à la radicalité de Jésus dont témoigne la bible. Ulrich Wilckens dans sa traduction du NT en allemand était, à ma connaissance, le premier à utiliser le terme de la nonviolence. La traduction œcuménique allemande reprend ce terme. Mais comme la nonviolence ne fait pas partie du vocabulaire théologique traditionnel, il n’est pas étonnant que cette notion peine à s’installer comme traduction rapprochée du terme praus’.

Matthieu utilise ce même terme deux fois encore: Dans Mt 11,29, Jésus encourage la foule à se mettre à son école, car Il est non-violent. Jésus prononce cette parole dans un contexte où le combat quotidien pour survivre, l’occupation du pays par l’empire, les exigences injustes et hypocrites des

autorités religieuses pèsent lourd pour les gens. On peut reconnaître un brin de sagesse bouddhiste dans cette démarche de Jésus, lorsqu’il ajoute: c’est ainsi que vous trouverez le repos de vos âmes, voire la paix intérieure.

Dans le chapitre 21, Matthieu raconte que Jésus entre dans Jérusalem sur un âne, et il reprend ce même terme praus’. L’âne étant l’antithèse du cheval d’empereur ou de conquistador. Jésus se manifeste comme un anti-empereur, non pas, parce qu’il n’aurait pas d’autorité ou pas de revendications, mais parce qu’il ne s’impose pas par la force et parce que sa démarche est profondément nonviolente. C’est là, la beauté du royaume de Dieu! La justice qui ne prend rien de force à personne, mais qui offre tout en retour: plénitude, joie, justice, paix.

Je veux citer un exemple de beauté et de tendresse, un témoignage qui nous parvient du coeur du conflit Israélo-Palestinien: Ismail Khatib a perdu son fils Ahmed, 12 ans, tué par des soldats israéliens. Le documentaire “le cœur de Jénine”, diffusé par la TSR, met à nu les profondes divisions entre Israéliens et Palestiniens, mais il offre une vision rare d’humilité et d’espoir. Ce père endeuillé est l’exemple de ceux et celles dont Jésus parle dans sa béatitude. Ismail consent à ce que les organes de son fils soient greffés sur un enfant israélien.

La beauté de la nonviolence consiste en ceci: elle ne prend pas la vie à quiconque. Au contraire, elle ouvre une nouvelle voie. Elle met en valeur la justice pour tous. Elle accepte ce qui est, tout en se confiant à la force de la vérité pour transformer la vie et en misant sur le seul futur durable: celui de l’héritage de la terre promise.

La terre promise, il faut toujours l’affirmer, ce n’est pas un bout de terrain particulier destiné à une ethnie ou un groupe religieux particulier. C’est bien plus un lieu relationnel ou communautaire où règnent justice, paix et joie. Et surtout, cette promesse de la bible hébraïque n’est pas inconditionnelle: elle est liée aux actes de vérité, de justice et de miséricorde tant réclamés par les prophètes de l’ancien Israël. C’est pourquoi Jésus n’invente pas une nouvelle parole lorsqu’il bénit les nonviolents en disant qu’ils auront la terre en héritage. Il reprend la parole du psaume 37,11: les nonviolents posséderont le pays, ils jouiront d’une paix totale. Certes, l’humilité fait partie de la nonviolence. Mais la nonviolence c’est bien plus que l’humilité, citée par la plupart des traductions traditionnelles: c’est le courage et la force de la vérité et de l’amour pratique, la bonté et la tendresse. Bref, la beauté…

Mais il y a comme deux axes dans le témoignage du Christ dans les évangiles et les écrits qui suivent. Il y a cette attitude mise en évidence et proclamée par Jésus, condensée dans le terme de la nonviolence. Il y a ensuite la réconciliation, l’effondrement du mur de séparation (Ephésiens), le rapprochement de ceux qui auparavant étaient séparés, l’établissement de communication et d’une relation juste. C’est bien ce que le terme grec pour la paix contient: Eirene – on se parle. C’est Dieu, le créateur de toute chose, qui prend l’initiative de recréer et de rétablir les relations. Dieu s’investit à fond, dans une démarche nonviolente, se donnant soi-même, sans aucune contrainte ou force, si ce n’est la force de la vérité. C’est ainsi que se réalise le ministère de la réconciliation. Et c’est bien ce qu’Ismail Khatib, ce père palestinien de Jénine a fait. C’est aussi ce dont parle le film “Des hommes et des Dieux”, qui témoigne de la vie et la décision des frères de Tibérine dans un contexte très violent et très dangereux.

Quant au passage de la deuxième épitre aux Corinthiens, le ministère et le service de la réconciliation de toute évidence est le moteur et la raison d’être du travail apostolique et ecclésiastique. Même si on peut dire qu’ici l’apôtre ne parle pas explicitement de l’église, il est néanmoins logique que son argumentation s’applique à l’église entière de toute époque. L’appel est à double-tranchant: laissez-vous réconcilier et mettez-vous au service de la réconciliation!

Or le témoignage durant les siècles de l’institution qui se réclame du Christ laisse souvent un grand doute quant aux deux postulations de la bible. Combien de fois la force de la vérité et le service de la réconciliation ont-ils été bafoués au nom d’une doctrine quelconque ou, moins ouvertement, par la quête du pouvoir ou de l’alliance avec le pouvoir?

Heureusement, ces derniers temps, bien des pas dans le sens de la réconciliation ont été entrepris dans différentes traditions confessionnelles. Ces démarches seront déterminantes pour éviter que le siècle présent ne soit pas plus sanglant encore que le dernier, et pour mettre en évidence l’œuvre du Christ qui est celle de la réconciliation par la nonviolence et par la force de l’amour. Nous avons toutes les raisons d’espérer et de nous investir pour un avenir moins glorieux, mais plus authentique, parce que nonviolent, de l’église dans le monde du 21e siècle.

Une église qui, chaque jour, perd des fidèles et des contributions financières, ne trouvera sa pertinence et sa raison d’être dans notre société que dans la mesure où elle met la nonviolence et la réconciliation, c’est-à-dire la juste paix, au centre de ses proclamations et de ses activités. Si les chrétiens n’ont pas la foi en la nonviolence, ils peuvent aussi bien oublier l’église.

Aujourd’hui, nous célébrons la décennie vaincre la violence – églises en quête de réconciliation et de paix. Que dire encore? La décennie est passée – vivent les efforts pour surmonter la violence! Le travail n’a fait que commencer. Jusqu’au renoncement de toute justification théologique de la violence, comme le réclame la décennie, il y a encore du pain sur la planche des théologiens. Mais aujourd’hui ce n’est pas la théologie qui détermine la vie et la pratique des gens (Dieu merci!). C’est la culture générale, ou son absence, voire sa distorsion, amplifiée par toute sorte de populismes et véhiculée par les médias. Seulement voilà, malgré l’impression générale que la violence n’arrête pas de se répandre, il y a de bonnes nouvelles, à ne pas ignorer par ceux qui s’engagent pour la paix:

– les victimes ont une voix, elles ne sont ni sans voix ni sans droits. Cela n’a pas toujours été le cas.

– La loi d’après laquelle le plus fort a toujours raison est de plus en plus contestée, même si elle règne encore dans l’économie et trop souvent en politique. Mais ça bouge, et une plus grande transparence dans les affaires politiques et internationales en fait une partie incontournable – voir Wikileaks

– La guerre, déterminante encore dans le siècle passé, est discréditée et elle a perdu sa crédibilité. Cela dans la mesure où il devient de plus en plus évident pour tout le monde qu’elle n’apporte ni solution, ni amélioration, ni même territoire. Cela rend les dépenses militaires, doublées au niveau mondial entre 1994 et 2004 d’autant plus scandaleuses. La guerre juste demeure un postulat abstrait et théorique qui a manqué de s’avérer applicable.

La nonviolence trouve de plus en plus de réponses créatives, dans un esprit de restitution plutôt que de rétribution, et dans une démarche interdisciplinaire, qui réunit la justice criminelle, la police, les œuvres sociales, les sciences humaines, les mouvements religieux.

La construction de la paix juste, la transformation des conflits et le problème de l’impunité font leur chemin dans les institutions politiques comme dans les disciplines académiques.

Pour tout cela nous pouvons être reconnaissants. Il est absolument essentiel de voir ce qui bouge dans le bon sens. Comme les disciples à l’époque de Jésus, nous sommes aujourd’hui censés lire les signes du temps, nous apercevoir du Royaume de Dieu en route, au lieu de rester dans nos petits coins à nous plaindre. La nonviolence est tout sauf passive!

De tous temps, l’évangile n’a cessé de transformer les sociétés. Cette œuvre de l’esprit continue et, ni l’institution de l’église ni nous, en sommes les détenteurs mais les collaborateurs et collaboratrices temporaires. Ce sont nos prédécesseurs comme Henri Dunant, fondateur de la Croix Rouge, ou Pierre Cérésole, initiateur du Service Civil, Rosa Parks, qui désobéissait à une loi injuste aux USA, qui ont transformé la société et contribué à l’incarnation du message du Christ.

J’ai à cœur de mentionner une dernière chose. Elle n’est pas explicite dans les textes que nous venons de citer. Mais elle fait rage dans les médias, les églises et jusque dans les milieux pacifistes: il s’agit de la confusion entre conflit et violence. Nous sommes sans doute d’accord que Jésus était régulièrement en conflit. Pourtant, Jésus vivait la nonviolence. Il est vrai que conflit et violence ne s’excluent pas mutuellement, mais ce sont deux choses entièrement différentes et il est important de bien faire la part des choses.

Un des très grands malentendus c’est que le conflit conduit à la violence et que la violence est essentiellement due au conflit. L’autre malentendu qui en ressort c’est que pour prévenir la violence, il faut éviter le conflit. Les recherches sociologiques récentes – toute recherche au sujet de la violence est en fait récente – nous disent que c’est faux. Combien de violence trouve son origine non pas dans le conflit, mais dans une autre violence, dans l’avidité ou dans le divertissement. Bien des violences décriées ici et là sont anodines par rapport aux injustices qui les engendrent.

Le conflit ce n’est pas le contraire de la paix, mais plutôt son précédent. La violence, ce n’est pas la continuation du conflit, mais plutôt son opposé. Le contraire de la violence, c’est la force de la vérité et l’amour. Qui fait violence trahit l’amour. Or Dieu est amour. Ce qu’il faut dans un conflit c’est la force de la vérité, et ici la traduction habituelle convient en partie: de l’humilité. Contrairement à la violence, le conflit est inévitable. Lanza del Vasto disait: “C’est précisément dans le conflit que la force de la vérité deviendra visible, lorsqu’il peut paraître naturel ou justifié de recourir à la violence.” Ce qui fait de Jésus l’exemple à suivre, ce n’est pas qu’il était sans péché, mais qu’il s’est refusé à la violence, en appliquant la force de la vérité et de l’amour. Le secret de cette démarche se trouve dans l’authenticité et dans la parole de vérité. Alors: Osons le conflit et refusons la violence!

Notre apprentissage de la nonviolence est un chemin d’enracinement dans l’esprit du Christ, son authenticité, son amour et sa miséricorde. Ce n’est qu’ensuite qu’il s’agit d’un apprentissage de technique et de méthode.

Le ministère de l’église est de faciliter la réconciliation en promouvant cet apprentissage de la nonviolence. C’est là-dedans que se trouve le défi de l’après-décennie.

Heureux sont les nonviolents, humbles, courageux pour dire et vivre la vérité, car ils auront la terre en partage! 

Et heureux les faiseurs de paix, car ils seront appelés enfants de Dieu!

 

Célébration œcuménique DVV, Cathédrale de Lausanne, 5 décembre 2010 

Prédication du pasteur Hansuli Gerber, Secrétaire du MIR Suisse


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